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Rio de Janeiro. Brésil.
Dans le quartier de Laranjeiras, plein de manguiers, de flamboyants et de bougainvillées, la petite pousada où Juliette et Harrow s’étaient installés dominait une forêt de toits et de terrasses qui descendait jusqu’à la mer. On leur avait attribué deux chambres contiguës qui donnaient sur le même balcon à colonnades métalliques. Ils avaient pris leur petit déjeuner dans le minuscule jardin de l’hôtel, un lieu encombré de feuillages en pots, de fleurs multicolores et rafraîchi par une petite fontaine de rocailles.
La chambre de Juliette avait été enregistrée à son nom, tandis que Harrow s’était inscrit sous le nom de Patrick Hull, né à Aberdeen, Ecosse. Elle n’avait vu là qu’une conséquence du passé trouble de son compagnon de voyage. Il ne pouvait certainement pas franchir les frontières sous sa véritable identité.
Au rez-de-chaussée de l’ancienne villa, plusieurs pièces couvertes d’azulejos jusqu’au milieu des murs servaient de salons. L’une d’elles leur était réservée. Ils y établirent un véritable quartier général, réquisitionnant le guéridon pour y placer un ordinateur portable, pliant à l’écart les napperons de dentelle de la commode galbée pour y empiler des dossiers. Et sur les fauteuils à pattes de lion recouverts de velours rouge, ils donnèrent audience aux visiteurs qui se succédèrent pour les voir.
Le premier était un Brésilien d’une quarantaine d’années, mince et jovial, vêtu d’un complet strict qui l’aurait rendu parfaitement banal. Mais le teint mat de sa peau, un certain relief des pommettes et des yeux noirs brillants faisaient rougir leurs braises sous les cendres de son costume et rappelaient la mystérieuse présence de l’héritage indien sous cette apparence européenne. Il dit s’appeler Ubiraci. Son rôle consistait à prendre livraison du flacon de Wroclaw. Il laissa entendre à mots couverts qu’il allait se charger avec son équipe de la préparation du produit final à partir de cette matière première. Il assura Harrow que moins d’une semaine serait nécessaire pour l’opération. À une question de l’Américain, il répondit que la livraison définitive se ferait sous la forme de bidons de dix litres et qu’il y en aurait quatre.
Juliette était heureuse de participer à ces entretiens. Cela prouvait qu’elle faisait désormais partie intégrante de l’équipe. Toutefois, elle sentait bien qu’Ubiraci jetait de temps à autre des coups d’œil inquiets dans sa direction. Sa présence l’empêchait certainement d’aborder tous les sujets. Il utilisait certains mots cryptés pour qu’elle n’en comprît pas le sens.
Plus tard, ils reçurent un autre visiteur, brésilien lui aussi, mais d’un type bien différent. Sur une charpente naturellement forte, il portait un embonpoint viril fait de muscle et de graisse mêlés. Son énorme ventre quand il était assis, lui servait à poser ses bras croisés, comme sur le plateau d’une table. Il suait abondamment et s’épongeait en permanence avec un mouchoir blanc. Les initiales qui étaient brodées dans un coin ne correspondaient pas au nom sous lequel il s’était présenté à eux. Le prétendu Zé-Paulo Albuquerque utilisait du linge marqué R. B. Très probablement, il utilisait une couverture.
Zé-Paulo était venu avec une carte de Rio qu’il déplia sur le guéridon. On y distinguait la baie de Guanabara, au centre, avec la passe d’entrée sous le pain de sucre, les quartiers historiques de Flamengo, Botafogo, Graças, puis la coulée résidentielle le long de l’Atlantique avec Copacabana, Ipanema, Leblon, Sâo Cristovâo, enfin la zone industrielle d’outre-baie, reliée par le pont de Niteroi. Toutes ces zones étaient hachurées et représentées en bleu.
Autour d’elles, un archipel de zones coloriées en rouge montait le long du relief des mornes et s’étendait vers la périphérie, en particulier au nord.
— En rouge, ce sont les favelas, dit Zé-Paulo en promenant sur la feuille un doigt épais à l’ongle soigneusement manucuré. Les plus anciennes sont ici, autour des quartiers historiques. Les plus récentes s’étendent chaque jour, notamment dans la grande plaine qu’on appelle la Baixada Fluminense.
Harrow, penché sur la carte, était extrêmement concentré.
— Ça représente combien de gens, à peu près ?
— Sur toute l’agglomération de Rio, on recense à peu près huit millions d’habitants. Pour ce qui est des quartiers en dur, le chiffre est précis car on dispose de statistiques fiables et on peut les recouper avec le paiement des impôts, etc. Deux millions de personnes sont régulièrement enregistrés. Les autres, on ne sait pas exactement.
— Les autres… ? demanda Juliette.
Zé-Paulo tourna vers elle un œil inquiet, mais se fit un devoir de répondre à sa question.
— Ceux qui vivent dans des habitations sans titre de propriété, les favelas, si vous voulez. Les plus anciennes, celles du centre-ville, ont fini par se construire en dur. Il y a des rues, des trottoirs, des maisons à peu près dignes de ce nom. Même si, à chaque saison des pluies, des quartiers entiers continuent d’être entraînés par la boue. Mais en périphérie, la création de nouveaux bidonvilles est un phénomène continu. Chaque année, plusieurs centaines d’hectares sont envahis. Dans ces zones d’invasion plus récentes, les cabanes sont construites en tôles, en bois de caisses, en branches même, parfois. Les gens s’entassent dedans sans qu’on contrôle rien et surtout pas leur nombre. Je vous y conduirai demain pour que vous voyiez à quoi cela ressemble.
Harrow scrutait toujours la carte, comme un aviateur qui reconnaît le terrain qu’il va survoler.
— Et ces longues flèches noires, au milieu des zones en rouge… ?
Zé-Paulo jeta un nouveau coup d’œil inquiet en direction de Juliette et réfléchit un peu avant de lui répondre.
— Ce sont… les collecteurs d’eau des zones à traiter. Comme vous le voyez, il y en a trois.
— D’eau usée ou d’eau potable ? demanda Juliette.
— Justement, on ne peut établir cette distinction. En zone d’urbanisation sauvage, il faut bien comprendre que tout est volé : la terre, d’abord, mais aussi l’électricité et l’eau. Il n’y a aucun équipement collectif ou presque. Le rejet des déjections et des eaux usées se fait sur des canaux que d’autres utilisent comme eau de lavage, de cuisine et même de boisson. Ce sont soit d’anciens canaux construits pour évacuer les eaux usées des zones résidentielles, soit des cours d’eau naturels. Ce sont aujourd’hui des cloaques, cela va sans dire.
— Combien de personnes sont intéressées par ces trois axes ?
— Je vous le répète, Monsieur Hull, on ne le sait pas précisément. On peut seulement faire une estimation : je dirai entre trois et quatre millions.
De toutes les hypothèses qu’elle avait formées à propos de l’action qu’ils allaient entreprendre, la plus vraisemblable aux yeux de Juliette était qu’ils projetaient une vaste opération de stérilisation. À plusieurs reprises, Harrow avait souligné, dans quel engrenage diabolique s’était engagé le monde en voulant faire baisser partout la mortalité sans toucher à la fécondité. Ses arguments paraissaient assez convaincants. Il savait en faire une présentation presque humanitaire. Il décrivait avec une réelle force de persuasion à quelle extrême misère on condamnait des enfants à naître dans des conditions telles que leur plus élémentaire subsistance n’était pas assurée. Il devenait clair, en entendant les explications de Zé-Paulo, que le groupe de Harrow avait décidé de prendre ce problème à bras-le-corps, grâce au produit qu’elle avait dérobé à Wroclaw.
Pourtant, Juliette se sentait particulièrement nerveuse. Son anxiété était d’une nature assez différente de celle qui pouvait accompagner ses périodes d’excitation. Elle sentait comme la tension d’un dilemme inconscient sur lequel elle n’aurait pu ni voulu mettre un nom. Confusément, elle avait le sentiment que ce malaise était lié à ce qu’ils allaient accomplir. Elle sentait qu’elle aurait dû poser plus de questions, tenter de connaître le détail de ce qui était en gestation. Elle était préparée à l’idée de combat, et même de sacrifice, pourtant quelque chose lui laissait supposer qu’il ne s’agissait pas de cela.
Rien dans ce qui les entourait ne constituait à proprement parler un adversaire, c’est-à-dire quelqu’un qui soit capable de répondre aux coups. Alors, qui allaient-ils frapper ? Elle pouvait sans doute le savoir, peut-être même le deviner. Mais elle craignait ce qu’elle allait découvrir. Elle n’acceptait pas l’idée d’un divorce avec l’action et ses conséquences. Elle faisait de grands efforts pour se convaincre que tout cela était utile, nécessaire à la nature et charitable pour des êtres humains sans espoir.
Quand un doute l’effleurait, elle faisait le vide en elle et tentait de se remémorer la nuit de bivouac dans les savanes du Colorado, la perception quasi animale de la terre et de sa souffrance.
Quoique les médicaments fussent apparemment sans effet sur son état, elle en absorbait double dose. Au moins, la bouche sèche, l’impression de rigidité et la somnolence qu’ils provoquaient constituaient-elles autant de diversion à son malaise.
Zé-Paulo avait poursuivi son long exposé en signalant à Harrow plusieurs points, en divers endroits de la carte, sans préciser à quoi ils correspondaient. Moitié à cause du malaise qu’elle ressentait, moitié par une politesse intuitive, Juliette s’était absentée mentalement et avait même quitté la pièce plusieurs minutes pour de bon. La seule indication claire qu’elle eût retenue, c’était la mise en garde de Zé-Paulo à propos du climat. Il avait particulièrement insisté sur la nécessité absolue d’attendre la saison des pluies. « Pour donner toute son ampleur au projet », avait-il dit.
Harrow voulait obtenir une date précise, mais Zé-Paulo s’y refusait. Il expliquait que le climat n’était pas prévisible au jour près. Les pluies, selon les années, pouvaient commencer dans deux à quatre semaines. Certaines saisons, elles étaient parfois plus tardives. Le seul espoir qu’il laissa à Harrow était qu’elles pouvaient aussi être plus précoces.
— Peut-être serez-vous favorisés et dans huit jours d’ici, verrons-nous arriver les premiers orages.
Sans comprendre pourquoi, Juliette, pour la première fois, eut le cœur soulevé par une terrible nausée.